Dans de nombreux pays, la question de l’accès au marché des communautés à bas revenus est source d’opportunités considérables pour les entreprises1. Dans ce contexte motivant l’adoption de nouvelles stratégies, la performance économique est étroitement liée à la perception de bénéfices sociaux par les populations concernées. C’est en particulier au niveau de la « distribution au dernier kilomètre » (Last Mile Delivery) que se concentrent ces enjeux. Pour franchir cette distance décisive, la cocréation est un élément clé, et l’innovation, un sésame.
Depuis une vingtaine d’années, certains modèles d’entreprise alternatifs tendent à bousculer les schémas économiques et philanthropiques établis (pur profit d’un côté, mécénat de l’autre). Qu’elles se réclament du social business ou s’inspirent des stratégies BoP2, ces nouvelles pratiques entrent en résonance avec les questions de responsabilité sociétale des entreprises. De fait, un nombre croissant d’entre elles s’interroge sur la manière de remplir des objectifs économiques, tout en jouant un rôle positif dans les défis sociaux touchant une grande partie de l’humanité. Autrement dit, comment agir pour améliorer le quotidien d’un marché potentiel de 4 milliards de consommateurs vivant avec moins de 5-6 $ par jour… Sachant que dans les pays émergents, l’accès aux biens et services essentiels (eau, électricité, santé, éducation…) est pénalisé par des infrastructures inexistantes ou incomplètes, de nouvelles solutions s’imposent. C’est à l’étape critique de la distribution au dernier kilomètre qu’il revient aux entreprises de revisiter leur fonctionnement pour concrétiser des projets profitables à tous.
Le défi tient dans la capacité à développer et maintenir des activités économiques, socialement bénéfiques pour les populations ciblées (en termes de niveau de vie, d’hygiène ou de santé, mais aussi d’emploi, d’autonomie…). « Pour percer un marché, une entreprise doit composer avec les acteurs de ce marché », rappelle David Ménascé, directeur associé du cabinet de conseil Azao. À juste titre, au vu du nombre de multinationales ayant appris à leurs dépends qu’en restant loin du consommateur et de ses préoccupations, bien peu de solutions trouvent preneur au bout de la chaîne de valeur. Par leur capacité à donner un rôle aux bénéficiaires dans leur accès au marché, les modèles « inclusifs » se révèlent les plus appropriés à la mise en place d’une dynamique de co-création. Comme l’explique Sanjeev Rao (directeur associé de la société Sattva), « il importe de révéler les talents locaux présents dans des communautés qui ne doivent pas être perçues comme de simples viviers de consommateurs, mais aussi comme un réseau de compétences locales. Ces partenaires des entreprises au titre de distributeurs ou de fournisseurs augmentent leurs chances de réussir et d’élargir leur marché ». En lien direct avec les besoins des populations, les acteurs de la société civile, les responsables politiques et les décideurs locaux sont aussi des relais légitimes sur le terrain. Par le biais du micro-entrepreneuriat, de la micro-franchise ou de la micro-finance, de nouveaux systèmes de distribution peuvent ainsi voir le jour, là où l’isolement rural et l’organisation informelle des zones péri-urbaines n’autorisent pas, ou très peu, l’accès au marché formel.
46 % dans 50 ans c’est, selon la Banque mondiale, la part que pourraient atteindre la Chine et l’Inde dans le PIB mondial
C’est ainsi que le groupe Bel s’est appuyé sur le réseau des vendeurs de rue de fruits et légumes pour développer ses ventes dans les quartiers périphériques d’Ho Chi Min Ville. Forte de la notoriété de son produit-phare au Vietnam, la société a expérimenté avec succès un nouveau relais de croissance autour du programme Sharing Cities, un modèle intégrant des partenaires (ONG, assureur) chargés de recruter et de fidéliser ces intermédiaires locaux. En échange de l’intégration du produit Bel à leur panier, les vendeurs de rue se voient proposer formations, outils marketing, solutions de micro-assurance, appui administratif… Pour des centaines de petits entrepreneurs, ce sont autant de passerelles, infranchissables autrement, vers le marché formel et des perspectives d’ascension sociale. Au Bangladesh, l’ONG Care et ses partenaires ont créé JITA, une entreprise sociale à l’origine d’une plateforme de distribution confiant à des femmes marginalisées la vente de paniers mixtes (produits locaux et produits de marques) dans les villages. « Ce système de vente, socialement valorisant, est également vecteur de modernité, estime David Ménascé. Aujourd’hui, l’influence acquise par les Aparajitas3 leur permet de parler de contraception avec les autres femmes, vente de préservatifs à l’appui. Cette expérience montre que partout où des mécanismes du marché sont introduits, la circulation des idées est aussi encouragée », conclut-il. Une autre manière de rappeler qu’intérêt économique et impact social, à rebours de leur réputation d’inconciliables, gagnent à dialoguer plus souvent.
1. Selon la Banque mondiale, la part de la Chine et de l’Inde dans le PIB mondial pourrait atteindre 46 % dans 50 ans. 2. « No loss, no dividendes » (pas de pertes, pas de profits), c’est le modèle économique du social business popularisé par Muhammad Yunus, pionnier du micro-crédit et fondateur de la Grameen Bank. Les stratégies « Bottom of the Pyramid », théorisées par C.K. Prahalad, s’appuient sur l’idée que des opportunités de croissance existent dans le cadre de la lutte contre la pauvreté et nécessitent de fournir une offre adaptée. 3. Terme hindi signifiant « invaincues ».
La société Sattva (« équilibre » en sanskrit) fournit conseil et moyens d’exécution aux entreprises souhaitant s’investir sur les marchés des pays émergents, comme aux ONG désireuses de pérenniser leur activité hors du cadre des subventions. Partisan d’une approche expérimentale, l’homme d’affaires et enseignant indo-français Sanjeev Rao s’exprime sur la nécessité de créer des modèles économiques plus inclusifs.
Comment décrire ce modèle de « business sociétal » que vous soutenez au travers de vos activités ?
Sanjeev Rao : Comme une troisième voie possible, entre deux modèles – celui du mécénat et celui de l’entreprise conventionnelle – qui affichent leurs limites en matière de lutte contre la pauvreté. Il s’agit moins de créer un nouveau paradigme que d’étendre les rôles et les ressources des modèles existants. Aussi, ce modèle économique se doit d’être inclusif, au sens où il doit prendre soin des populations. Il doit aussi être durable, parce qu’il doit offrir des garanties aux investisseurs. Ce modèle doit enfin être reproductible, à l’appui d’une approche multi-partenariale : les entreprises qui réussiront sont celles qui compteront aussi bien des ONG et des communautés que d’autres sociétés dans leur projet.
Quelles priorités doit-on prendre en compte, vis-à-vis des populations à bas revenus ?
SR : Il importe avant tout de chercher à augmenter leurs moyens d’existence en favorisant leur implication par l’emploi, par l’entrepreneuriat. Par ailleurs, on oublie trop souvent qu’au-delà de leurs besoins essentiels – auxquels il faut naturellement répondre, ces populations ont des aspirations et une liberté de choix. La preuve : en Inde, où les services de base ne sont même pas assurés, il y a 1 milliard de téléphones mobiles en circulation… C’est presque autant d’individus connectés au monde en permanence et peu enclins à consommer les produits « pour les pauvres » que cherchent à leur imposer des entreprises au modèle économique dépassé… car personne n’aspire à être pauvre ! À mon sens, il y a urgence à considérer ces aspirations, car tôt ou tard, ce sont 4 milliards de consommateurs à travers le monde qui chercheront, d’une manière ou d’une autre, à les satisfaire.
Au-delà du conseil, comment aidez-vous vos clients à se lancer sur les marchés émergents ?
SR : Nous les invitons à tester et à apprendre sur le terrain, à petite échelle. Parce que nous sommes convaincus que toute expérience concrète, même soldée par un échec, est productive. Rien de tel que l’Inde, où la dynamique d’innovation sociale est unique. Pour profiter de ce cadre d’expérimentation, il faut oser sortir des schémas traditionnels d’analyse. C’est la vocation de l’Action Lab que nous proposons aux porteurs de projets souhaitant valider des solutions économiques difficiles à appréhender autrement.
Planet #6, magazine corporate du Groupe Veolia
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